Psaumes d'une farouche hétaïre 3
Psaumes d'une farouche hétaïre
III
Ptolémée
Déesse dans l'air répandue,
Flamme dans notre souterrain !
Exauce une âme morfondue,
Qui te consacre un chant d'airain.
(Charles Baudelaire)
"Ma blanche, blanche Glycera...
Aux
yeux de tous, la mort s'est abattue, vive et cruelle, sur le front
serein de la belle Thaïs. Je suis morte. Il le fallait, je devais faire
croire à ma perte pour préserver mon secret d'éternité et le prix
immense que je paie pour en disposer. Après la disparition d'Alexandre,
je fus l'amante de son successeur, Ptolémée premier, roi d'Égypte. Il
me prit pour épouse. Je ne pouvais refuser une telle offre, moi qui ne
suis qu'une hétaïre. La plus grande de toutes, malgré tout. Je fus donc
liée à lui par cette terrible chaîne, devenant sa première épouse. Me
suis-je abandonnée à lui ? Pas autant que je l'avais fait avec
Alexandre... Aucun homme ne saurait l'égaler, dans mon cœur désormais.
Les autres m'apparaissent tellement faibles face à moi, face à ce
charme magnétique qu'Aphrodite m'a offert.
Mon pharaon d'époux
était un homme discret, délicat avec moi. Je n'avais pour lui qu'un
léger mépris, mais j'ai su lui faire croire à la plus vive, la plus
enflammée des passions féminines. Mes armes sont rodées. J'étais reine,
mon étoile, et je ne suis plus rien. Plus rien que cette belle morte,
enterrée dans un sinistre caveau. Plus rien que ce courant d'air, qui
file loin de l'Égypte et du fleuve de lapis-lazuli. Ce pays me
manquera. La chaleur entêtante du soleil, le poids de l'humidité, les
papyrus dansant au dessus des eaux troubles, les chants des hommes, tôt
le matin. Et le désert, à perte de vue, qui ronge les terres fertiles
comme un impassible prédateur.
Oui... Cette vie me manquera. Elle
est en moi. Elle est dans tous les soupirs que je pousserai encore,
dans les bras de tous les hommes qui me presseront contre eux, avec
cette faiblesse si amusante. Elle renferme les deux êtres à qui j'ai
appartenu, les deux seuls qui m'ont assez charmée pour que je me livre
à eux, les deux morts qui hanteront à jamais ma triste éternité : toi
et Alexandre. Vous êtes ancrés en moi, comme des idoles, sculptées dans
quelque matériel précieux, que nul ne saura égaler.
Ceux qui
suivront ne seront que des spectres dans lesquels je vous chercherai en
vain. Ce qui suivra, ne sera plus qu'un écrit raté. La suite d'une
histoire qui aurait du se terminer maintenant. Mais le récit va se
poursuivre, ailleurs, avec d'autres mots, plus fades, mélancolique,
empreint d'une inévitable et douloureuse nostalgie. Je regrette. Je
regrette de ne pas m'être rendue chez Ménandre avec toi, ce soir là. De
ne pas avoir été auprès de toi lors de tes derniers instants. De ne pas
m'être donné la mort lorsque la fièvre a emporté Alexandre. D'avoir
épousé cet homme, moi qui avait juré de ne jamais me donner toute
entière si l'envie n'y était pas. Je me suis trahie. C'est difficile
que de devenir sa propre ennemie, son plus terrible adversaire. Il est
terrible d'éprouver sa propre faiblesse.
Que vais-je devenir ?
Vais-je rester la monstrueuse catin que je suis ? Je l'ignore... Je
fuis vers le Nord. Je file vers des terres inconnues, où j'essaierai en
vain d'oublier ma vie précédente, où j'adopterai un autre nom, une
autre histoire. Peut-être vais-je essayer de trouver des gens comme
moi. Des buveurs de sang. Des marginaux involontaires.
Tu
comprendras que si je parle peu de Ptolémée, mon époux, c'est que ce
sujet m'est déplaisant. Je sais que tu es assaillie de questions, mais
je préfère taire ces dernières années. Sache que je fus une talentueuse
comédienne, une manipulatrice d'exception, mais que l'ennui me
torturait.
Une tendre pensée pour toi, ma lumière défunte,
Ta Thaïs, perdue."
(Alexandrie, 280 années avant J.C.)
(Illustration de Luis royo)