Psaumes d'une farouche hétaïre 2
Psaumes d'une farouche hétaïre
II
Alexandre
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.
(Charles Baudelaire)
"Ma lumineuse Glycera, lanterne de ma vie,
Ma
fureur enflamma Persepolis, flambeau crépitant, témoin du malheur qui
oppressait -et oppresse encore- mon cœur meurtri par ta perte. De ma
main délicate j'ai tendu à cet amant si puissant, la torche
incandescente, rougeoyant dans l'obscurité nocturne. Et l'incendie fut.
Cela faisait un certain temps que je fréquentais la couche d'Alexandre.
Il était follement épris de moi, sais-tu, depuis qu'il avait mis la
main sur Athènes, nous ne nous étions plus quittés : il m'emmena avec
lui, au gré des conquêtes qu'il entreprenait. J'en avais besoin, de
cette exquise évasion, de cette fuite lointaine, de ces orgies dans des
lieux exotiques, où les corps se mêlaient à l'infini, dans des alcôves
fleurant de multiples senteurs. J'avais besoin des hurlements de la
guerre, du sang sur les armes, de ce sentiment immense de puissance, de
ces morts qui s'accumulaient comme autant de plaies sur la chair du
monde.
Les Cités tombaient, les unes après les autres, le monde
barbare s'effondrait aux pieds de celui qui croyait me posséder. Et je
me donnais à lui, j'assassinais les questions avant qu'elles ne se
posent. A ses côtés, je me sentais presque en sécurité. Il ne savait
rien du démon que je suis. A ses yeux, ma crainte du jour, ma
fascination pour le feu -qui m'effraie, plus que jamais- , n'étaient
que de charmants caprices, nécessaires à l'édification du mystère qui
était mien. Ce côté mystique séduit, tu le sais mieux que quiconque,
Glycera. Je me saoulais de voyages et de guerre, aux côtés de celui
dont l'ambition n'avait guère de limites, et pour qui, j'ai peut-être,
éprouvé un peu d'amour. Nous sommes allés si loin... Dans des terres
qui dépassent tout ce que mon imagination avait pu concevoir...
Etais-je
heureuse ? Je ne saurais le dire. J'étais enivrée à ses côtés, obsédée
par le pouvoir, totalement focalisée sur la réussite totale.
Probablement l'était-il, lui aussi. Peut-être m'aimait-il parce que
j'avais une folie comparable à la sienne... Peut-être était-ce
simplement parce que j'étais Thaïs, cette fameuse courtisane, cette
créature à la beauté immortelle, cette poupée impassible au minois
irrésistible. Je ne saurais dire. Bien
entendu, je n'étais pas la seule femme à fréquenter sa couche, mais
jamais il ne me renia, jamais il ne me repoussa, comme il le fit avec
d'autres. Ma démence ne le lassait pas. Qu'importe, à vrai dire...
Car Alexandre est mort
aujourd'hui. Il avait tout juste trente ans. Il ne saura pas que moi,
je ne peux vieillir... Je sais que je suis désormais condamnée à vous
voir tous mourir, sans jamais vous rejoindre. Survivre est essentiel
pour moi, c'est obsessionnel, c'est inscrit dans chaque parcelle de mon
être monstrueux.
Nous enchaînions les banquets, les jours
précédents sa mort. Je crois qu'il savait qu'il allait mourir : les
signes funestes se succédaient. Personne n'en parlait. Nous constations
tous, ces singulières manifestations, inhabituelles. Puis il y eu cette
fièvre dévorante, à Babylone, qui s'empara de lui et qui lui arracha la
vie. Son œuvre titanesque reste inachevée. Je me retrouve, seule, à
nouveau. C'est sûrement pourquoi j'écris à une morte, qui ne lira
jamais cette lettre. Cela me console, un peu.
Finalement, peut-être que j'ai aimé cet homme, à moins que ce ne soit son pouvoir.
Ta Thaïs"
(Babylone, 323 années avant J.C.)
(Illustration de Luis Royo)