Psaumes d'une farouche hétaïre 4
Psaumes d'une farouche hétaïre
IV
Oleris
"C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent."
(Charles Baudelaire)
"Ma si blanche,
Chaque
nuit je plonge un peu plus profond dans l'insondable abîme de
l'horreur. Même en vivant au coeur de terres aussi ivoirines que les
reflets argentés de ta chevelure je sombre. Je m'enlise dans cette
fange sanguinaire qui est l'apanage de tout être dénaturé. Après avoir
quitté les terres cuisantes du royaume des égyptiens, j'ai laissé mes
pas -et les navires dans lesquels je montais, naturellement- me mener
jusqu'à un territoire bien plus glacé.
Le relief y était fort ardu
: d'éminents monts coiffés de lis, endimanchés de vert. Cela ne fut pas
sans me rappeler les hauteurs grecques : j'ai toujours aimé ce type de
paysages. Durant le laborieux voyage que j'entrepris pour parvenir dans
ces lieux, je marchais la nuit, me rassasiant des malheureux qui
croisaient ma route, abandonnant leurs dépouilles sans une once pitié
et avec un vif dégoût ; le jour, je dormais, emmurée dans quelque
grange. Je ne savais alors pas où je me rendais, j'avançais dans la
plus parfaite incertitude, suivant les injonctions brumeuses de mon
intuition. Je traversai les territoires latins, évitant avec habileté
les cités. Je ne croisais personne que je ne tuais pas, une terrible
soif de violence s'était insinuée peu à peu en moi et je cherchais en
vain ce qui pourrait m'apaiser.
Puis, une nuit, les sommets se sont
dressés face à moi, m'invitant à les gravir. La population se fit plus
rare, la végétation désertait les rochers arides et le sol n'était plus
bon qu'à servir de pâturage. Par une sorgue, je tombai sur une petite
bâtisse de bois. La porte était restée ouverte et la demeure paraissait
vide. Assaillie par une curiosité digne de celle de Pandore -mais,
rassure toi, la mienne n'eut pas un prix semblable- j'entrai. Le
mobilier était rustique, les réserves vides, le foyer condamné : empli
de cendres sempiternelles. A peine eu-je le temps d'observer la pièce
unique, baignée dans la pénombre, qu'un homme entrait. A cet instant
précis, j'éprouvai une singulière sensation : cet homme, ma lumière,
cet homme était des miens. Cela expliquait bien des choses.
Probablement sut-il lui aussi que j'étais une stryge, une semblable :
il souriait. Nous parlâmes peu. Il me proposa de rester avec lui,
puisque je ne savais pas où j'allais. Je taisais mon histoire, voulant
la conserver en moi, comme un trésor qu'on refuse de partager.
Oleris
-car c'est ainsi qu'il se nommait- faisait partie des Médulles, une
peuplade celte qui régnait sur les cols alpins, résidant auprès d'un
grand lac. Nous ne discutâmes jamais de la manière dont nous étions
devenus des monstres. Il me confia simplement qu'il s'était éloigné de
son peuple, pour rejoindre ces terres désertes, afin de ne point
commettre de meurtres. Pourquoi suis-je restée avec ce barbare, qui
n'avait ni fortune, ni pouvoir ? J'étais désorientée, égarée, désaxée.
Il était comme moi : les dieux l'avaient abandonné. Je n'aspirais qu'à
l'oubli, boire l'eau du Léthé en de plantureuses gorgées. Oleris était
un homme bon, malgré sa nature altérée. Nous vivions en nous
désaltérant à la faune des montagnes. Nous chassions toutes les nuits :
le sang des bêtes est si faible, il en fallait en grande quantité. Je
n'étais plus qu'un fauve, totalement soumise à mes pulsions, esclave
des passions naturelles, et il devint comme moi. Les années passaient,
et nous y étions indifférents, elles glissaient sur nous sans nous
atteindre. Le temps... Le temps n'avait aucune emprise sur nous.
Je
ne sais quel dieu veille encore sur ma misérable existence, mais cela
ne peut être que par sa volonté que la raison revint à moi, brutale et
cruelle, m'anéantissant en me mettant face à ce que j'étais devenue.
Thaïs la sublime s'était métamorphosée en une bête féroce. Il était
temps pour elle, il était temps pour moi, de redevenir ce que j'avais
toujours été. Je n'avais guère le choix. Cette nuit là, la bâtisse
s'est enflammée, somptueux brasier crépitant dans les ténèbres. Les
stryges n'aiment pas le feu. Oleris est mort. J'ai tué le monstre, j'ai
tué la bête. J'ai repris le contrôle de moi-même. A nouveau, les routes
incertaines s'ouvrent à moi avec pour simple promesse une errance
renouvelée.
Je suis affranchie. Affranchie de ma soif de vermeil, mais plus lugubre que jamais.
Ta Thaïs."
(Quelque part dans les Alpes, 190 années avant J.C.)
(Illustration de Luis Royo)