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Litanie des filles du Néant.
10 octobre 2008

Psaumes d'une farouche hétaïre 4

Psaumes d'une farouche hétaïre
IV
Oleris


"C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent."
(Charles Baudelaire)

"Ma si blanche,

Chaque nuit je plonge un peu plus profond dans l'insondable abîme de l'horreur. Même en vivant au coeur de terres aussi ivoirines que les reflets argentés de ta chevelure je sombre. Je m'enlise dans cette fange sanguinaire qui est l'apanage de tout être dénaturé. Après avoir quitté les terres cuisantes du royaume des égyptiens, j'ai laissé mes pas -et les navires dans lesquels je montais, naturellement- me mener jusqu'à un territoire bien plus glacé.
Le relief y était fort ardu : d'éminents monts coiffés de lis, endimanchés de vert. Cela ne fut pas sans me rappeler les hauteurs grecques : j'ai toujours aimé ce type de paysages. Durant le laborieux voyage que j'entrepris pour parvenir dans ces lieux, je marchais la nuit, me rassasiant des malheureux qui croisaient ma route, abandonnant leurs dépouilles sans une once pitié et avec un vif dégoût ; le jour, je dormais, emmurée dans quelque grange. Je ne savais alors pas où je me rendais, j'avançais dans la plus parfaite incertitude, suivant les injonctions brumeuses de mon intuition. Je traversai les territoires latins, évitant avec habileté les cités. Je ne croisais personne que je ne tuais pas, une terrible soif de violence s'était insinuée peu à peu en moi et je cherchais en vain ce qui pourrait m'apaiser.
Puis, une nuit, les sommets se sont dressés face à moi, m'invitant à les gravir. La population se fit plus rare, la végétation désertait les rochers arides et le sol n'était plus bon qu'à servir de pâturage. Par une sorgue, je tombai sur une petite bâtisse de bois. La porte était restée ouverte et la demeure paraissait vide. Assaillie par une curiosité digne de celle de Pandore -mais, rassure toi, la mienne n'eut pas un prix semblable- j'entrai. Le mobilier était rustique, les réserves vides, le foyer condamné : empli de cendres sempiternelles. A peine eu-je le temps d'observer la pièce unique, baignée dans la pénombre, qu'un homme entrait. A cet instant précis, j'éprouvai une singulière sensation : cet homme, ma lumière, cet homme était des miens. Cela expliquait bien des choses. Probablement sut-il lui aussi que j'étais une stryge, une semblable : il souriait. Nous parlâmes peu. Il me proposa de rester avec lui, puisque je ne savais pas où j'allais. Je taisais mon histoire, voulant la conserver en moi, comme un trésor qu'on refuse de partager.
Oleris -car c'est ainsi qu'il se nommait- faisait partie des Médulles, une peuplade celte qui régnait sur les cols alpins, résidant auprès d'un grand lac. Nous ne discutâmes jamais de la manière dont nous étions devenus des monstres. Il me confia simplement qu'il s'était éloigné de son peuple, pour rejoindre ces terres désertes, afin de ne point commettre de meurtres. Pourquoi suis-je restée avec ce barbare, qui n'avait ni fortune, ni pouvoir ? J'étais désorientée, égarée, désaxée. Il était comme moi : les dieux l'avaient abandonné. Je n'aspirais qu'à l'oubli, boire l'eau du Léthé en de plantureuses gorgées. Oleris était un homme bon, malgré sa nature altérée. Nous vivions en nous désaltérant à la faune des montagnes. Nous chassions toutes les nuits : le sang des bêtes est si faible, il en fallait en grande quantité. Je n'étais plus qu'un fauve, totalement soumise à mes pulsions, esclave des passions naturelles, et il devint comme moi. Les années passaient, et nous y étions indifférents, elles glissaient sur nous sans nous atteindre. Le temps... Le temps n'avait aucune emprise sur nous.
Je ne sais quel dieu veille encore sur ma misérable existence, mais cela ne peut être que par sa volonté que la raison revint à moi, brutale et cruelle, m'anéantissant en me mettant face à ce que j'étais devenue. Thaïs la sublime s'était métamorphosée en une bête féroce. Il était temps pour elle, il était temps pour moi, de redevenir ce que j'avais toujours été. Je n'avais guère le choix. Cette nuit là, la bâtisse s'est enflammée, somptueux brasier crépitant dans les ténèbres. Les stryges n'aiment pas le feu. Oleris est mort. J'ai tué le monstre, j'ai tué la bête. J'ai repris le contrôle de moi-même. A nouveau, les routes incertaines s'ouvrent à moi avec pour simple promesse une errance renouvelée.

Je suis affranchie. Affranchie de ma soif de vermeil, mais plus lugubre que jamais.

Ta Thaïs."

(Quelque part dans les Alpes, 190 années avant J.C.)

(Illustration de Luis Royo)

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