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Litanie des filles du Néant.

25 mars 2010

Etain - Retrouvailles

Etain


Il m'a sauvée, je n'y crois pas. Il a risqué sa vie, il a dépensé des sous pour moi. Pourquoi ? Moi qui pensais n'être qu'une moins que rien, une bête sauvage sans valeur. Malgré mon savoir, malgré ma prétendue beauté, malgré ma fragilité, malgré tout ce qui fait de moi une esclave différente des autres, on m'a toujours fait comprendre que je ne valais rien. Qu'en un claquement de doigt, je pouvais disparaître et ne laisser derrière moi qu'un peu de poussière que le vent dissiperait en un souffle.

L'autre monstre me l'avait fait éprouver chaque seconde passée avec lui. Il régnait sur moi par la peur, la violence, la cruauté la plus vulgaire et la plus animale qu'il soit. Oui, j'étais à ses pieds et jamais je n'aurais osé le défier. Mais je ne me sentais plus femme, ma douceur se cachait et mes talents s'embrouillaient sous la panique. Je ne jouais plus. Je ne pouvais plus jouer. Sans affection. Terrorisée. Je n'étais même plus une kajira, j'étais cette créature réduite à n'être rien, cet être voué au néant qui se recroquevillait sur lui au moindre murmure, mes sourires étaient façades, mon rire était amer et tout ce que je faisais était effectué à contre cœur, sous le motif de la terreur.

J'avais perdu tout espoir et la mort hantait mon âme. Toutes mes pensées s'étaient tournées vers elle et je la voyais comme la seule issue. Et là, cet homme qui ne m'a même pas touchée, qui ne connait rien de mes talents, arrive et m'extirpe de cette fange comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Comme s'il était fier que je lui appartienne... Nathanael, non seulement vous m'avez rachetée sur le plan matériel mais en faisant ce que vous avez fait, c'est ma confiance, ma docilité et mon cœur que vous avez gagnés. Je ne sais pas combien il y avait dans cette bourse que vous lui avez tendue et j'ose espérer que ce que je vais vous donner en vaudra le prix.

Je m'appelle Étain Deütera, j'ai vingt six ans mais on dirait que j'en ai dix neuf et pour la première fois de ma vie, je suis amoureuse.

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22 mars 2010

Etain - Présentation

Etain

Eloise
(Illustration de Mélanie Delon)

" Convaincu du néant de tout, il reste délicieux de s'attendrir sur la fragilité des roses."
(Maurice Chapelan)


Je ne sais plus quel jour c'était. Un samedi, peut-être. Je sortais tout juste d'une compétition de danse. Il faisait beau. Je me souviens du ciel, d'un bleu intense, lisse, dénudé de tout nuage. Le soleil baignait les rues dans une lumière froide. C'était en janvier, je crois. L'air était glacial. J'étais fière de moi, je m'étais bien débrouillée. C'est rare que je le sois. Je marchais donc, décidée à rentrer chez moi au plus vite pour me reposer. Le destin en décida autrement.

Je ne revis plus jamais mon studio aux murs lumineux.

Ce qui suivit reste confus dans mon esprit -l'aurais-je oublié volontairement ?-, je revois cette plage, ces gens étranges qui déblatèrent des choses incompréhensibles. Au début, j'ai cru qu'il s'agissait d'une sorte de télé-réalité nouvelle génération. J'ai rapidement réalisé que ce n'était pas le cas, alors, tombée dans un monde hostile, j'ai décidé de devenir une héroïne. Je saisis maintenant que mes dés étaient déjà jetés. Il n'y a pas d'héroïnes sur Gor. Pendant de longs jours, j'ai erré, livrée à moi-même... Et le hasard -la fatalité- me poussa jusqu'à cette grande demeure dans laquelle j'espérais trouver de quoi me ravitailler.

Hélas, à défaut de nourriture, j'y trouvai la servitude. Je m'étais jetée dans la gueule du loup et je dus en payer le prix. Enfermée dans une cage pendant une éternité, ma cuisse fut marquée au fer rougi. Un petit serpent. C'est étrange, mais je l'aime bien ce petit serpent. Chaque fois que je vais mal, je le regarde et je me souviens de la souffrance que j'ai éprouvée lorsque le fer brûlant a heurté ma peau, et je me dis alors que j'ai vécu pire. Horrifiée par ce qui m'arrivait, je saisis la première occasion et parvins à m'enfuir je ne sais trop comment- -à croire que j'ai ça dans le sang- et goûtais à nouveau à une liberté sauvage et à une existence indéterminée.

Mes pas me portèrent jusqu'à une Cité. Forcément, dans ma naïveté, je fus à nouveau mise à genou. Mais Dieu était avec moi cette fois et c'est une fermière bourrue qui me passa le collier. Elle avait pour moi pitié et tendresse et malgré sa brutalité du début, elle me traitait bien. Je devins fille de ferme, relativement libre. Et j'avoue que ce fut une période sereine et plutôt agréable. Totalement perdue, je la considérais comme ma mère et elle me laissait faire. Madame Hyppolite, quand je repense à vous je ne peux m'empêcher d'avoir les larmes aux yeux.

Puis, je rencontrai Sonia. Une esclave de plaisir expérimentée. Le diable. Le mal. Et j'y succombai, j'y cédai sans lutte. Elle me fascinait, m'obsédait, me tourmentait. Sa beauté nocturne, son goût pour la douleur, sa docilité impertinente... Et je ne sais pourquoi, mais Sonia fut prise d'affection pour moi. Nous vécûmes une relation amicale aussi malsaine que passionnée, Sonia m'enseignant ce qu'elle savait et moi jouant les élèves sages et attentives. Et un coup du destin acheva de nous lier l'une à l'autre. Le même hors-la-loi mit la main sur nous. Nous devînmes sœurs de chaîne.

Rajus fut notre maître longtemps, souvent absent, nous laissant une véritable liberté. Il prenait ce qu'il voulait quand il en avait envie et nous laissait livrées à nous-mêmes lorsqu'il souhaitait être en paix. Rajus le magnifique se prenait pour le soleil de Gor. Redoutable, il était craint et nul n'osait nous arracher son collier dans les petits bourgs que nous fréquentions. Au contact de Sonia je gagnais en douceur et perdais peu à peu mon cynisme. Je devins sa face opposée, la douce et mélancolique Étain, effacée.

Sonia est le feu, je suis l'eau. Sonia embrase les hommes, au pire elle les consume. Je file entre leurs doigts, parfois je les mène à la dérive. La pensée de Sonia me fait bouillir, sa présence m'évapore. Je ne suis pour elle qu'un rafraîchissant souvenir mais proche de moi le mal qui la dévore s'apaise.

Nous voyagions en parallèle avec notre maître (qui nous gardait toujours à portée de main, relativement...). Jusqu'aux terres tapies de blanc, jusqu'aux étendues enneigées.Jusqu'au glas de notre relation.

Rajus puis Sonia disparurent -ensembles ? Je l'ignore- et je me retrouvais seule. Je sautai sur l'occasion (on ne se refait pas) et fuyais dans le monde sauvage. Je conservai le collier qu'il m'avait posé, il me protégeait, en quelque sorte. Je vécus libre mais seule. J'appris à me débrouiller seule, à utiliser les plantes, à chasser du petit gibier, à pêcher, à coudre aussi. Je vivais loin des hommes et des chasseresses. J'évitais les forêts comme les cités, dérobait de la nourriture dans les petits camps et les villages. Je devins un fauve pacifique, une bête solitaire et craintive. Ma rapidité et ma souplesse se développèrent, mes sens se firent plus pointus. Je ne comptais plus les jours.

Mais cette existence toucha à sa fin et déboucha sur une succession (un engrenage ?) de captures et de fugues. Kajira sans maître fixe, je ne tenais pas en place. Jusqu'à ce que mon chemin croise celui d'un monstre...

Je m'appelle Étain Deütera, j'avais dix neuf ans quand on m'a arrachée à ma vie. J'ai froid, ma peau me brûle, je me sens sale et misérable. Je suis seule et j'ai peur. Pour la première fois de ma vie, je songe vraiment à mourir.

 

9 juillet 2009

Miria VIII

Miria
VIII

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"Et maintenant ?", demanda-t-il, ne quittant pas son interlocuteur du regard, "vous savez tous deux manier un navire et commander un équipage, presque aussi bien que moi, ce qui n'est pas rien, tu me le concéderas. J'ai tenu ma part de l'engagement. A toi de tenir la tienne, désormais."

Ils étaient seuls. Andopal avait demandé à son frère aîné de se retirer. Probablement avaient-ils prévu ce moment depuis longtemps car Naryal n'avait pas bronché et était parti. Ils avaient passé les trois mois précédents à Port Kar et sur Thassa, en compagnie du capitaine Faenius. Il avait été un professeur attentif et patient, prenant rapidement plaisir à enseigner ainsi son art. D'autant qu'au bout de cet apprentissage, miroitait la promesse folle d'Andopal... Préserver le secret de ce dernier n'avait pas été aisé et les deux amants avaient du inventer mille ruses pour tromper Sacham, qui, en effet, trouvait un air aussi troublant qu'étrange à ce jeune homme aux traits efféminés et à la grâce naturelle.
Naryal avait moult fois questionné Miria sur ce qu'elle comptait octroyer au capitaine et qui valait plus que tout l'or de Gor. Elle refusait à chaque fois de lui répondre et lui murmurait de ne pas s'en soucier, qu'elle s'occupait de cela et que cela importait peu. Cela apparaissait à Naryal comme un manque total de confiance et blessait terriblement son orgueil tout en ravivant la passion coupable qu'il éprouvait pour elle. Leur relation s'était compliquée durant ces quelques mois, ils n'avaient guère plus d'intimité et ne pouvaient courir le risque de trahir la nature féminine de Miria ni même les liens amoureux qui les unissaient. Et si Miria n'en souffrait pas réellement, Naryal subissait la torture.

Elle laissa, lentement, un sourire se dessiner sur ses lèvres. Puis, elle répondit avec une note d'amusement :

"Soit. Ce que je vais t'offrir, ce soir, capitaine, est immensément précieux, mais tout aussi éphémère."

Il ne rétorqua rien. Il attendait. Elle commença à défaire sa tunique, faisant glisser le tissu sur cette peau trop satinée. Ces épaules si rondes, puis les bandelettes, puis sa poitrine, ces deux pétales de rose égarés dans un champ de neige, symétriques, ses hanches, au galbe parfait, ce corps de femme qui se libère, qui s'affranchit. Il ne bougea pas. Il ne paraissait pas surpris.
Lorsqu'elle fut totalement nue, elle s'approcha de lui, d'un pas lent et félin.

"Je le savais", déclara-t-il simplement. "Mais, qui que tu sois finalement, saches qu'à mes yeux, aucune femme ne vaut tout l'or de Gor."

Et son coeur battait la chamade, détrompant ses propos. Il avait développé une réelle estime pour Andopal, comme pour Naryal, étonné par l'habileté et l'intelligence des deux frères. Et le jour, où, par hasard, il avait surpris Andopal qui se changeait et qu'il avait découvert la vérité, il n'avait pas hésité et avait gardé le silence. Parce qu'il était déconcerté, parce que cela avait ébranlé ses convictions. La plupart des hommes goréens auraient fait en sorte que pareille tromperie soit châtiée mais Sacham Faenius était un marginal, un fou, un génie. Et il aimait par dessus tout les exceptions, il refusait de se conformer aux normes. Les femmes étaient faibles à ses yeux. Mais Andopal... C'était autant un homme qu'une femme. Il était vif, adroit et charismatique, impassible. Il ne sombrait pas dans la sensiblerie habituelle des femmes.
Et maintenant qu'il, qu'elle, se tenait face à lui, lui exhibant sa féminité éclatante avec une terrible insolence, il était plus désemparé qu'en colère. Parce qu'elle ne craignait rien. Parce qu'elle était prête à tout. Parce qu'elle était plus folle que lui, jusqu'à en être sublime.

"Je ne veux pas me donner à toi, Sacham, il est impossible que j'appartienne à un homme... Je veux juste partager avec toi."

Il ne cilla pas.

"Partager quoi ?"

Elle éclata d'un rire morne et lui souffla à l'oreille :

"Mais la liberté vraie, la seule, l'unique, celle qui n'obéit pas aux normes et qui, lorsqu'on la connait, devient l'essentiel, plus importante que la vie même. Celle qu'aucune chaîne, aucun collier n'entravera jamais... Celle qui vaut plus, oui, plus que tout l'or de Gor. Celle que tu cherchais lorsque tu as fui Ar et les honneurs pour plonger dans la fange de Port Kar."

Il aurait pu se fâcher, la tuer, la réduire en esclavage, la marquer, l'égorger, la violer, la jeter à Thassa, l'insulter... Il l'embrassa. Cela marqua la fin du dialogue, plus un mot ne fut prononcé. Et c'est dans une liberté absolue, qui défia toutes les lois de Gor, toutes les idées pré-conçues, les luttes et les combats que chacun avait menés, que défila la nuit.

Au petit matin, lorsqu'il s'éveilla, elle était partie, lui laissant l'impression mystérieuse qu'il avait simplement rêvé.

(Illustration de Luis Royo)

9 juillet 2009

Miria VII

Miria
VII
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Ils étaient à Port Kar. Port Kar et ses ruelles abruptes fondant sur des quais grinçants de bois vermoulu, ses bicoques branlantes léchées par les flots, ses forbans fantomatiques errant de jour comme de nuit à travers ses venelles enténébrées. Port Kar la marginale, la cité sans pierre et sa population métissée, ses marchés fiévreux qui regorgent de toutes les merveilles de Gor, fruits multicolores et nuances infinies d'esclaves, ribambelles pigmentées sur le port. Port Kar la bâtarde et ses foules miséreuses, exclues, solitaires, furieuses, ses voleurs et ses she-urts aux loques flamboyantes et aux pas rapides, ses canaux sordides où couinent les urts. Port Kar la fabuleusement libre.

"Tu as vécu quelques temps ici, je crois, non ?", demanda Naryal. Ils descendaient une allée étroite, bordée de masures, qui se précipitait sur le port.

"En effet", répondit-elle. Elle ne semblait pas vouloir en dire plus à ce sujet. Elle passa une main songeuse sur sa joue droite, effleurant la petite cicatrice en forme de trident, presque invisible désormais, qui y reposait. Cette cité était gorgée de souvenirs qui lui étaient précieux.

Ils avaient décidé d'aller quémander l'aide d'un pirate qu'on nommait Sacham Faenius, il prétendait appartenir à la Gens Faenia, fameuse famille de la caste écarlate à Ar. Ce capitaine était assez connu à Port Kar et sa réputation n'était pas des meilleures. Pour tout dire, son nom inspirait plus la crainte et la colère que le respect, et il n'était pas en bons termes avec le premier capitaine de la cité. Mais ce n'était pas cela qui importait aux yeux des deux amants... Il était surtout réputé pour être l'un des meilleurs navigateurs de tout le continent, si talentueux qu'avide de pouvoir et de richesse. Ils était totalement conscients des risques qu'ils prenaient et ne les négligeaient pas. Ils avaient tous deux la mains crispée sur la garde étincelante de leur dague.
Ils atteignirent enfin les docks, encombrés de personnages étranges, aux costumes parfois bariolés, recomposés, et à l'air peu avenant. Des rires et de la fumée s'échappaient depuis la porte ouverte de l'une des tavernes. Ils n'y accordèrent qu'une attention minimale.

Et, enfin, leurs pas fébriles les menèrent jusqu'à ce haut navire dans lequel, après s'être présentés, ils furent inviter à grimper. Puis, l'équipage les mena jusqu'à la cabine du capitaine. C'était une pièce coquette, meublée comme le cabinet de travail d'un riche marchand.
Sacham Faenius était assis, les jambes croisées, dans le fauteuil qui faisait face à son bureau. Il ne se leva pas. C'était un homme d'une beauté stupéfiante, si surprenante qu'effrayante. Il avait la beauté de la glace : éblouissante mais d'une froideur sans pareille. Il les invita à s'asseoir face à lui et à lui conter les raisons de leur venue. Après quelques instants de silence, voyant que sa tante ne prendrait pas la parole, Naryal se décida à répondre au pirate, avant que celui-ci ne s'impatiente.

"Nous souhaitons apprendre à naviguer, pour notre bon plaisir, conduire un bateau nous paraît... distrayant. Nous possédons de grandes quantités d'or. Il va de soit que pareil enseignement sera généreusement récompensé."

Le pirate éclata de rire. Il n'adressait pas un regard à Naryal et gardait ses prunelles sombres posées sur Andopal, qui, lui-même, consacrait son attention à observer le ciel cendreux à travers l'une des ouvertures de la cabine.

"Et moi qui croyais que ma réputation m'éviterait pareilles demandes... Je n'ai pas le cœur à m'encombrer de deux joueurs qui veulent naviguer pour s'amuser, et même pour tout l'or de Gor, je n'accepterais pas."

Naryal, déçu et contrarié, balbutiait quelques "mais enfin !", totalement dépité et ne trouvant pas de solution face à un refus si catégorique. C'est alors qu'Andopal, que Miria, darda son regard félin sur le capitaine et déclara, d'une voix pleine d'une assurance désarmante, souriant d'un air énigmatique :

"Et si, en échange de ce service, cher Sacham, nous vous offrions plus que tout l'or de Gor ?"

Surpris par un tel sérieux, le pirate plissa les yeux, invitant le joueur à en dire plus. Déjà, l'avidité illuminait son faciès. Qu'est-ce qui avait, sur Gor, plus de valeur que l'or ? Et comment, ce riche joueur, reputé à Schendi, pouvait-il en parler avec une pareille assurance ? Ne savait -t-il pas ce qu'il risquait à vouloir berner un homme comme lui, un pirate ? Oui. Il venait d'éveiller son intérêt, plus que jamais... Et, parallèlement, cet innocent l'amusait.
Mais, habile marionnettiste, Miria lui souffla, de cette voix masculine qu'elle maîtrisait désormais à merveille :

"Vous verrez ce dont il s'agit si vous acceptez et si vous réussissez"

Aucun être sensé n'aurait daigné accepter telle proposition, qui sonnait comme la pire des escroquerie, la plus grossière. Mais, comme lorsqu'elle jouait au Kaissa, Miria avait pris l'habitude de tout risquer, de tout tenter. Et, souvent, cela marchait. Peut-être fut-ce plus parce que ce jeune joueur aux traits si féminins, au regard si poignant, intriguait Sacham, que dans l'espoir d'obtenir un trésor qu'il accepta.
Quoi qu'il en fut, il conclu avec eux cet accord irrationnel, marqué par la folie naissante de ces trois ambitieux. Et, en quittant le navire, les deux amants triomphèrent, se gratifiant simplement d'une œillade victorieuse.

"Bientôt", murmura Miria, "bientôt, le destin s'accomplira".

(Illustration de Luis Royo)

9 juillet 2009

Miria VI

Miria
VI


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Les deux élégants se frayaient un chemin à travers la cohue nébuleuse du chantier naval du port de Schendi.Les bâtisseurs portaient sur eux un regard stupéfait : on voyait rarement les membres de la caste des joueurs dans ce quartier. Leur tunique de grenat et d'or les faisaient remarquer sur le champ : deux tâches de couleurs vives dans les ténèbres de cet arsenal en construction. Et à leur passage s'élevaient des murmures auxquels ils ne prêtaient guère attention, se faufilant, faisant du chemin, impassibles, le regard droit et inquisiteur, visiblement en quête de quelque chose de précis et qui occupait totalement leurs pensées.
Ils stoppèrent net leur progression. Il était là. Cassius de Schendi : le plus grand armateur de la Cité. Ils s'avancèrent vers lui, fébriles, et le saluèrent en silence. C'était un homme bien bâti, au regard clair gorgé d'une étonnante douceur mais dont les traits étaient durs. Il les mena jusque dans son bureau, dans cette bicoque de pierres enténébrées qui faisait face aux quais encombrés du chantier. Une fois installés, ils purent débuter les négociations.

"C'est un honneur pour moi de travailler avec les deux plus grands joueurs de notre belle Cité", maronna l'armateur.

"Cet honneur est partagé, cher Cassius"
, assura aussitôt Andopal.

Les deux amants échangèrent une œillade lourde de sens. Cassius était conscient de la fortune dont ils disposaient, et le marchandage s'annonçait difficile. D'autant plus qu'ils devaient aussi acheter la discrétion de celui-ci... Cet architecte naval n'était pas uniquement réputé pour sa folie des grandeurs mais aussi, et surtout, pour être extrêmement difficile en affaire.
La tractation se prolongea jusqu'à la nuit, fabuleuse succession d'arguments, combat de langage où la fourberie se mêlait aux politesses. Ils triomphèrent finalement et parvinrent au prix qu'ils s'étaient fixés, usant d'une incroyable fermeté et d'un refus systématique des suggestions trop onéreuses. Et c'est épuisés qu'ils traversèrent à nouveau le chantier naval désormais noyé dans la pénombre de la sorgue, désert et terriblement silencieux, bercé par le clapotis serein de Thassa et les grincements lugubres des navires.

"Finalement, nous nous en sommes bien tirés"
, constata Naryal, d'une voix harassée.

Miria se contenta d'acquiescer. Puis, se décidant finalement à parler et laissant sa voix harmonieuse s'élever dans le silence troublant :

"Nous disposerons du navire à temps. Mais il reste un point essentiel : apprendre à l'utiliser. Je ne peux me permettre d'avoir besoin d'un homme pour le conduire. Et ici, la caste des hommes de Thassa est bien trop étanche pour qu'ils acceptent d'enseigner les rudiments de la navigation à un joueur."


Malgré ce constat plutôt pessimiste, elle souriait et son regard étincelait de malice dans le clair-obscur de la nuit tombée. Son minois était légèrement penché en arrière, et elle humait la brise salée avec délectation.

"A quoi songes-tu ?"
, la questionna-t-il, avide de savoir.

Elle éclata d'un rire morne, et, tournant sa figure altière dans la direction de son neveu, elle lui glissa :

"Mon cher Naryal... Notre seule issue se nomme Port Kar."

(Illustration de Luis Royo)

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20 février 2009

Miria V

Miria
V

avatar

La main racée du joueur fit glisser le minuscule guerrier de métal peinturé de rouge sur la surface lisse et brillante du damier. Une risette satisfaite enlumina sa figure tandis que ses lèvres articulaient clairement la fatale formule :

"Votre pierre de foyer est mienne, désormais. J'ai gagné."

Son adversaire acquiesça. Ils se levèrent tous deux. S'il savait qu'il venait d'être défait par une femme... Elle continuait de sourire, jubilant intérieurement. Derrière elle, s'éleva la voix de Naryal, enjouée :

"Je t'avais dit que mon jeune frère était aussi doué que moi au Kaissa. C'est dans le sang."

Il posa une main sur la frêle épaule de Miria, la tapotant avec affection durant quelques instants. Jouer et vaincre au Kaissa exigeait une vive intelligence et une forte capacité de concentration. Celui dont elle avait triomphé hocha à nouveau la tête, gravement, ne quittant plus les deux frères du regard, les observant d'un air envieux :

"En effet. Vous devriez aller jouer à Ar, votre fortune en serait considérablement grandie..."

Naryal éclata de rire. Il avait déjà amassé une importante richesse, uniquement en participant aux différents tournois organisés à Schendi et dont il avait remporté la plupart. Il s'était aussi exilé plusieurs fois, pour faire connaître son nom dans des contrées plus lointaines, sa vivacité et sa finesse d'esprit étaient déjà fameuses. Il répondit d'un ton qui se voulait empreint de sagesse et qui en renfermait probablement un peu :

"J'aime trop cette cité pour la délaisser... Retirons nous, Andopal, et allons célébrer ta victoire à la taverne."

Ils serrèrent la main d'Appius de Schendi, membre éminent de la caste des joueurs, qui venait de perdre face à un petit bout de femme sans le savoir et quittèrent la pièce annexe de la taverne du Urt Vaillant où avaient lieu les tournois de Kaissa pour rejoindre la salle principale, enfumée, chargée d'une entêtante odeur de musc, criblée d'alcôves masquées par de lourdes tentures aux couleurs brûlantes, sillonnée d'esclaves aux soieries diaprées et aux lourds bracelets. Ils s'installèrent à une table, dans un coin assez discret et Naryal ordonna à une kajira de leur servir deux vins noirs sans sucre ni crème. Ils s'étudièrent longuement, en silence, à la menue clarté des flambeaux qui dessinaient de petites auréoles jaunâtres sur les murs suintants.
Il y avait entre eux beaucoup de non-dits. Ils ne parlaient jamais de Nérissa, soeur de Miria et mère de Naryal, probablement déjà revenue à son état d'origine : le néant. Jamais, non plus, ils ne causaient de Neyrelle, soeur jumelle de Naryal, disparue elle aussi. Et surtout, ils ne conversaient pas des relations charnelles qu'ils entretenaient ensembles régulièrement.
Naryal se pencha sur la table et engagea la conversation :

"Dès que tu seras acceptée dans cette cité, en tant que mon frère cadet, nous pourrons nous occuper du navire... Mais cela risque de prendre plusieurs mois, même si tu te débrouilles à merveille au jeu."

Elle acquiesça lentement, quelques mèches sombres balayant les feux azurés de son regard, mais ne répondit rien : l'esclave de taverne, une rousse accorte et rieuse, s'approchait, plateau à la main. Elle leur servit le vin noir exigé. Naryal la congédia un peu sèchement :

"Déguerpis, nous n'avons pas le temps de consommer autre chose ce soir."

Elle ne se fit pas prier. Chacun absorba l'amer breuvage, assez rapidement. Ils étaient totalement obnubilés par le projet de Miria, pensée qui rongeait tout autre réflexion... L'enjeu était de taille. Ils avaient un an pour accomplir cet objectif.

"Rentrons", ordonna-t-elle, froidement, de sa voix masculine factice. Elle se leva, enfila sa pelisse noire, puis se retourna et guida ses pas vers la sortie de la taverne.

"Soit", répondit-il, un peu dans le vide, de manière vaine. Il la contempla avant de se lever, soupirant profondément, et s'éclipsa à sa suite, dans les vaporeuses volutes.

(Illustration de Heise)

20 février 2009

Miria IV

Miria
IV

So_damn_beautiful_by_wakkawa

La lame siffla dans l'air, tranchant l'ébène fluide de ses cheveux, mèches fuligineuses qui recouvrirent le sol d'un tapis sombre. Elle abaissa l'épée contre sa cuisse et passa sa main libre dans la toison désormais raccourcie. Elle lâcha l'épée pour ramasser les bandes de lin blanc, soigneusement disposées sur le petit fauteuil d'osier, puis, avec délicatesse, elle les noua autour de son buste, les serrant considérablement afin d'écraser sa poitrine. Enfin, elle enfila les frusques masculines, les ajustant sur son corps modelé, faisant bouffer les manches et la tunique, bouclant habilement la ceinture qui enserrait ses hanches.
Elle quitta la pièce, rejoignant son neveu. Naryal était un bel homme, une chevelure de jais, mi-longue, divisée en mèches subtiles qui balayait son front, des prunelles d'or, une bouche charnue, une figure aux traits fins, jusqu'à en être efféminée. Il portait un long manteau noir, par dessus l'habituelle tunique des joueurs de Kaissa, toute de vermeil et d'ocre. Il l'étudia, la mine légèrement étonnée, puis constata, un sourire amusé aux lèvres :

"Et bien, ma tante, je ne pensais pas que femme travestie en homme puisse être si charmante... Euh... Charmant !"

Elle tourna sur elle-même, rieuse, s'examinant dans un miroir encadré d'un relief doré, fixé à l'un des murs de pierre bistrée. En effet, elle ressemblait quelque peu à son neveu, ainsi. On eût cru un jeune homme aux allures séraphiques, avec un minois enchanteur et un corps un peu frêle, imberbe et élégant.

"Bien.", commença-t-elle, modulant sa voix pour qu'elle semble masculine : "Désormais, je suis Andopal, ton jeune frère, de la caste des joueurs. Tu sais les risques que nous prenons. Tu sais les risques auxquels tu t'exposes. Personne ne doit savoir, aucun ami, aucun esclave."

"Je sais", trancha-t-il, s'avançant vers elle et la saisissant par les épaules. Elle fit volte-face, une expression singulière sur la figure. Il poursuivit : "Nous serons prudents. Et nous trouverons ce que tu cherches."

Elle esquissa un sourire satisfait, ne le quittant plus du regard. Elle l'avait élevé aux côtés de Nérissa. Elle l'avait serré contre elle alors qu'il n'était qu'un bambin. Il avait été comme son fils, fidèle et admiratif.

"C'est certain", souffla-t-elle, laissant sa main droite se promener sur la joue si pâle de son neveu.

Elle avait presque été un père pour lui, cette créature plus brutale, plus masculine que sa mère, gorgée de violence et de sauvagerie. Et pourtant... Leurs lèvres se heurtèrent, les corps se percutèrent. Et ils consumèrent un long baiser qui aspirait à l'éternité. Et les frusques volèrent et la mascarade fut défaite, dans ce théâtre intime, sous le regard vide du miroir.
Ainsi s'embrasa le premier feu d'un inceste plus charnel qu'amoureux qui était destiné à brûler longtemps et à ne laisser derrière lui que des cendres.

(Illustration de Wakkawa)

20 février 2009

Miria III


Miria
III

Requiem

Elle ne s'était pas assise sur son siège et semblait si immobile qu'une statue, inclinée vers la table, les mains à plat sur le bois irrégulier de celle-ci, le front baissé. Ses vingt-deux chasseresses s'étaient installées, et leurs prunelles étincelaient dans sa direction, lucioles attentives dans la pénombre de la cavité où se trouvait la-dite salle du Conseil.

"Nous n'avons plus le choix", se contenta-t-elle de déclamer, d'un ton parfaitement impassible. Mais l'angoisse qui plissait son front contrait incontestablement cet effort de calme et d'apparente sérénité.

Une légère clameur s'éleva au dessus de la table témoignant de l'inquiétude qui engloutissait progressivement ces femmes fières et rebelles face aux propos si catégoriques de celle qui les dirigeait.

"Nous ne pouvons plus reculer. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d'être acculées", elle releva le regard subitement, et le darda impitoyablement sur les attentives combattantes qui, de manière automatique, abaissèrent aussitôt le leur. Sa ravissante figure fut submergée par un air effroyable et un sourire funeste vint parer ses lèvres : "Mais, rassurez-vous... J'ai une idée."

Elle entama alors une marche autour de la table, fixant successivement les siennes comme pour les sonder, les examinant de son regard pénétrant. Ses pas résonnaient sur le sol de pierre froide, dialoguant avec l'écho. Les chasseresses s'étaient tues et l'intrigue avait progressivement pris le pas sur l'anxiété.

"Nous allons quitter le camp. Vous allez descendre vers le Sud, jusqu'aux flancs des monts de Tha-Thassa, jusqu'au tombeau de ma mère. J'ai une carte de la jungle où l'endroit précis est indiqué. Vous y trouverez l'entrée d'une grotte bouchée par un énorme rocher. Vous le pousserez. Il y a des armes dans cette grotte. Elle est aménagée."

Elle marqua une pause, scrutant ses compagnes, puis reprit, continuant son étrange tour de la table.

"Naryal doit passer ici dans quelques jours, je repartirai avec lui. Il m'aidera à accomplir ce que j'ai prévu. Durant mon absence vous vous contenterez de chasser pour vivre. Votre présence la-bas doit être ignorée. L'avantage reste que les terres autour du tombeau d'Alna-Ouna sont jugées comme maudites par les Talunas du coin, les hommes n'y vont donc jamais chasser. Soyez le plus discrètes possible."

L'une des chasseresse, une élégante brune aux yeux si verts que l'émeraude demanda, intriguée, tournant son buste pour regarder Miria qui passait justement derrière elle à ce instant :

"Mais... Qu'allez-vous faire ? N'est-ce pas dangereux de retourner parmi les hommes ?"

Miria fronça légèrement le nez, avant de répondre, imperturbable :

"Ne vous inquiétez pas pour moi. Tout est déjà prévu. Faîtes comme je vous l'ai indiqué et tout se passera bien. Je vous rejoindrai au Tombeau dans un an. C'est long, je sais. Mais, comme je l'ai dit, nous n'avons pas le choix. Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. En attendant, je confie le commandement à Claudia. Obéissez-lui comme si c'était moi."

Celle-ci acquiesça, mais une certaine angoisse tirait les traits réguliers de son minois. Elles avaient pris l'habitude d'obéir aveuglement à Miria, cette femme imprévisible et torturée. Miria savait parfaitement qu'il était possible que certaines d'entre elles croient qu'elle les abandonnait par un subtil stratagème, mais elle comptait sur les plus fidèles d'entre elles pour apaiser ces vaines craintes.
Elle atteignit la porte, de son pas vif et souple, et, enfin, elle déclara, laissant cette fois percer une vive émotion :

"Je vous ferai parvenir des nouvelles dans quelques temps et vous y expliquerai plus précisément la savante cabale que je vais mettre en marche. D'ici là, agissez comme je l'ai ordonné et je vous jure sur ma liberté que nous en sortirons toutes vivantes, et plus libres que jamais."

Puis elle sortit, ne laissant derrière elle que cette singulière fragrance de néroli, les laissant interdites et encore stupéfaites.

(Illustration de M.Delon)

4 janvier 2009

Miria II

Miria
II

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Claudia se glissa lentement dans la cavité où demeurait Miria, soulevant le lourd rideau qui en barrait l'entrée. Le camp avait été édifié sur un énorme rocher percé de toutes parts, trônant dans la luxuriante et étouffante verdure de la jungle. Elles avaient construit de hautes barricades autour, pour se protéger des créatures sauvages et logeaient dans les multiples anfractuosités du roc, aménagées au gré de leurs rapines.
Miria somnolait, gisant sur sa couche de fourrure et de brocart mêlés. Elle était nue et sa chevelure sombre se déployait autour d'elle en une nimbe fuligineuse. Sa figure paraissait sereine et elle respirait calmement. Claudia s'en approcha, à pas de loup, et vint s'asseoir au bord de la litière chatoyante, fascinée. Elle s'éveilla en sursaut, saisissant d'une main brusque le poignard qui trônait sur le guéridon de bois sombre attenant au lit. La contemplatrice eut un mouvement de recul, se levant et s'écriant :

"Ce n'est que moi ! Ce n'est que moi !"

Miria ne mit guère de temps à réaliser qu'il n'y avait aucun danger et reposa l'arme en silence, inclinant la tête pour excuser sa brusquerie. Puis elle la questionna avec flegme :

"Que se passe-t-il ?", ses chasseresses n'avaient pas pour habitude de troubler son repos et ne le faisaient qu'en cas de crise.

"Une envoyée des talunas voisines... Elle n'a pas l'air content."

Miria expira profondément. Leurs relations avec les talunas d'à côté n'avaient jamais été simples... Pourtant, un accord entre elles était nécessaire. Si elles venaient à guerroyer les unes contre les autres, tout était perdu. Elle descendit de sa couche, sans plus un mot et enfila rapidement une tunique de lin blanc puis enserra sa taille fine d'une ceinture de cuir noir à laquelle elle fixa, dans l'étui prévu à cet effet, le poignard dont elle ne se séparait jamais. Puis, toujours silencieuse, elle indiqua à Claudia de la suivre et sortit de sa tanière. Elle se laisse glisser le long de l'échelle branlante qui permettait d'accéder à son antre et se retrouva face à la taluna, au pied du roc, entourée par six de ses chasseresses. Elles semblaient embêtées. Miria scruta quelques instants la sauvageonne : elle était vêtue de peaux de bête, assemblées de façon anarchique sur son corps athlétique, sa chevelure bistrée était divisée en une multitude de petites tresses agrémentées de perles de bois, son teint était hâlé. Elle la salue d'un élégant signe de la tête, ne la quittant plus du regard. Ses compagnes délaissèrent l'envoyée pour venir l'entourer. C'est alors que, rompant le silence de sa voix harmonieuse, elle demanda :

"Que nous veux-tu, taluna ? Notre arrangement ne convient plus à ton peuple ?"

La taluna s'avança vers le groupe de femmes et répondit froidement :

"En effet. Vous allez nous attirer des ennuis, vous nuisez à notre commerce. Le groupe d'hommes que vous avez pillé et mis à mort il y a quelques jours venait pour marchander avec nous. Les biens que vous volez, nous les payons, nous. Vous allez contre l'ordre des choses, vous allez attirer trop de guerriers ici, et vous nous mettrez ainsi en danger."

Elle n'avait pas tort. Elles le savaient toutes. Mais Miria rétorqua, son minois se figeant en une expression boudeuse, un feu inquiétant envahissant ses prunelles glaciales :

"Tu as raison, taluna. Nous ne vivons pas de la même manière que vous. Nous avons décidé de ne plus coopérer avec les hommes. Nous ne faisons pas les choses à moitié. Pourtant, nous en avons déjà parlé, si je ne m'abuse. Les hommes que nous avons abattus ont traversé notre territoire, apprenez à vos clients à l'éviter."

Elle croisa ses bras blancs sur sa poitrine, effleurant nerveusement l'herbe humide de la pointe de son pied nu. L'inquiétude accaparait peu à peu son regard et elle éprouvait la nervosité de ses compagnes, palpable.

"Nos accords prennent fin ici. Nous nous sommes trompées. Vous êtes un danger, Miria. Vous êtes des monstres. Dès que l'astre nouveau se lèvera, nous serons en guerre. Rendez-vous à l'évidence : Vous êtes seules."

Miria esquissa un sourire torve, acquiesçant froidement, ignorant les œillades anxieuses que lui jetaient sans arrêt ses chasseresses.

"Non. Nous ne sommes pas seules, taluna. Nous sommes les premières."

Et elle tourna les talons, inclinant une dernière fois la tête, ordonnant implacablement :

"Raccompagnez-la à la sortie, regroupez vous toutes et rejoignez moi à la salle du Conseil."

(Illustration de Luis Royo)

4 janvier 2009

Miria I


Miria
I

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Elle le fixait, impassible, l'acier glacial dardé sur sa gorge. Les autres avaient perdu la vie durant l'assaut. Elles étaient une dizaine. Ils n'étaient que cinq. Elles connaissaient leur labyrinthe sylvestre par cœur. Ils s'y étaient perdus, comme d'autres. Pourtant, il la toisait, avec une once de mépris, avec un flot de surprise :

"Que cherchez-vous dont à nous massacrer ainsi ? Voulez-vous vous faire les égales de vos maîtres?"

Elle éclata d'un rire algide, rivière glaçante ruisselant entre ses lèvres moirées, enfonçant un peu plus l'épée dans la gorge de celui qui la défiait, alors qu'elle l'avait en son pouvoir et qu'elle pouvait à tout instant, d'un simple geste, rompre le misérable fil qui le maintenait encore en vie et le laisser sombrer dans les limbes terrifiantes du néant.

"Les égales des hommes ? Allons... Nous ne manquons pas à ce point d'ambition."

Elle désigna de sa main libre les quatre cadavres qui gisaient sur le sol humide de la jungle, cernés des hauts et souples troncs des arbres dont la cime se noyait dans l'azur. Ses chasseresses, toutes vêtues à la manière des hommes, s'affairaient déjà à les dépouiller, récupérant armes et frusques, réserves et richesses, de façon méticuleuse et organisée.

"D'autres viendront", grogna-t-il, "les disparitions inquiètent. Ils viendront plus nombreux et plus forts, et vous succomberez, l'une après l'autre."

A nouveau, elle s'esclaffa. Ses compagnes firent de même. Si souvent, on avait proféré de telles menaces à leur encontre. Elles connaissaient ces discours par cœur, et s'en délectaient chaque fois qu'on leur resservait ceux-ci.

"Je n'en doute pas", répondit-elle, avec une morgue embuée de mélancolie, "Nous les attendons toujours, d'ailleurs."

Puis, le sang gicla, en un jaillissement amarante, sur le cuir de sa tunique, maculant la lame cristalline. Elle rengaina l'épée courte, à sa ceinture, sans plus un mot. Puis, elle se pencha sur la relique de vie et se mit à la dépouiller. Elle tuait sans plaisir. Il leur fallait de quoi se vêtir : elles reprisaient les frusques des hommes tués et se distinguaient ainsi des talunas qui portaient les peaux des bêtes. Elles récupéraient aussi leurs armes. Les épées étaient souvent trop lourdes et donc impossibles à manier, elles parvenaient cependant à raccourcir les arcs et alimentaient ainsi leur réserve en flèche. Une fois les biens réunis en un tas informe, elle s'adressa aux chasseresses qui l'accompagnaient.

"Que trois de vous enterrent ces macchabées. Que les autres se chargent du butin, et rentrent avec moi."

Chacune se mit à l'œuvre sans rechigner. Miria elle-même s'empara d'une grande quantité de biens, et prit le chemin du retour. Au bout de quelques instants de marche, l'une des chasseresses qui portait le nom de Poppeia, demanda d'un ton inquiet :

"Et s'il avait raison ? Que ferions-nous s'ils venaient pour nous éliminer, en grand nombre ?"

Miria attesta, d'un ton parfaitement impassible, masquant toute peur :

"Nous quitterions le camp et irions ailleurs. Il n'est pas question de mener un combat perdu d'avance."

Et c'était vrai. Elles cachaient cette crainte omniprésente de devoir fuir à nouveau. Elles avaient une pleine conscience de la précarité de leur condition. Ils viendraient un jour, innombrables et armés jusqu'aux dents. Et alors, elles n'auraient pas le choix...

(Illustration de Luis Royo)

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