Psaumes d'une farouche hétaïre 1
Psaumes d'une farouche hétaïre
I
Glycera
Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants.
(Charles Baudelaire)
"Glycera, ma blanche Glycera, mon astre...
A
l'heure où s'écrivent ces pitoyables mots, ton corps tendre repose en
paix, à l'ombre sereine d'un mausolée. Ta mort m'est un soulagement en
ce que tu n'apprendras jamais en quel être démentiel je me suis
transformée. Tout allait merveilleusement bien. Notre gloire était
immense, notre dessein s'accomplissait. Nous régnions sur Athènes,
armées de notre beauté et de notre insolence. Notre vie était paisible,
nous ne songions jamais au lendemain, jamais aucun souci ne venait
ourler nos fronts. Je veillais sur toi et tu me donnais cette quiétude
qui me fit si souvent défaut. Vautrées dans les couches parfumées des
plus grands hommes de notre monde, écoutant leurs supplications et
leurs prières d'une oreille moqueuse...
Mais ce bonheur inaltéré
devait être nécessairement troublé. Ce soir là, tu t'étais absentée,
probablement gémissais-tu dans les bras de Ménandre, cet amant que nous
nous partagions avec tant d'amusement... J'étais seule et j'avais
congédié nos esclaves, désirant profiter, sur la terrasse, du spectacle
exquis qu'offre la nuit sur Athènes. L'air était délicieusement frais.
C'est alors que je vis cette silhouette sombre, qui s'était hissé par
dessus la balustrade et qui venait vers moi de sa démarche souple. Il
était ombrageux, mais d'une beauté sans pareille. Plongée dans la
lassitude, je m'abandonnais à lui, sur le marbre, sous la lune
d'opaline. Je ne me souciais guère de la froidure de sa peau, la mienne
était si brûlante. Puis il y eu cette vive douleur, dans le creux de
mon cou : il m'y mordait. Je me sentais comme vide, et lui résistai à
peine. Alors que la mort pesait déjà lourdement sur mes paupières, il
s'entailla le poignet et fit couler quelques perles de nectar pourpre
entre mes lèvres frémissantes. Je perdis connaissance.
Je m'éveillai
dans une propriété à l'autre bout de la Cité, il était à mes côtés. Il
m'expliqua ce qu'il était -et que j'étais désormais aussi-. Il me conta
l'insatiable besoin de sang, les pulsions irrésistibles, me promettant
de m'aider à les maîtriser. Il me retint à ses côtés pendant
d'interminables jours, durant lesquels je ne cessais de m'inquiéter
pour toi. Il m'apprit à survivre : la lumière de l'astre solaire devint
pour moi symbole de mort. Affaiblie, malheureuse, j'apprenais à mener
une vie qui s'avérait infernale. Mon pygmalion était particulièrement
possessif, et ne m'offrait que peu de liberté, je me sentais comme
captive, brisée, loin de toi, et de jour en jour, les ténèbres
s'engouffraient en moi et me métamorphosaient.
Puis, vint un jour
où il disparu, je ne saurais dire comment. Il parti et ne revint
jamais, tout simplement. Après de longues heures à l'attendre en vain,
priant pour qu'il ne revienne pas, je me décidai à fuir. C'était une
nuit agréablement lumineuse, le ciel n'étant voilé d'aucun nuage. Je
suis rentrée à la maison. Nos esclaves, en larmes, me contèrent que tu
étais morte, quelques jours auparavant, d'un incurable mal. Je
m'effondrai. J'avais tout perdu : mon goût de la vie s'était envolé
avec toi. Et j'avais l'éternité pour en souffrir...
Mais, par
bonheur, tu ne sauras pas, mon étoile, le monstre que ta bien-aimée est
devenue, et cela suffit à réchauffer la glace épaisse dont est
désormais fait mon cœur mort.
Je peux désormais m'abandonner toute entière à l'ombre qui m'appelle...
Ta Thaïs,"
(Athènes, 340 années avant J.C.)
(Illustration de Luis Royo)