Balkis - Ortlanna
Balkis
Ortlanna (Hors-chroniques)
(Texte en gris : Thanys)
Un matin, la jeune esclave déposa une fleur sur la table, et
le gros serviteur n'osa pas l'enlever. La chambre, même si ce n'était qu'un
cachot amélioré, prenait peu à peu vie, au fur et à mesure que son occupante
cherchait à s'en échapper par la mort.
Peut-être fut-ce le hasard, ou un coup du destin, mais son regard se posa sur la fleur. Elle fut touchée de cette attention. Elle pleura à chaudes larmes toute la journée en la regardant. La nuit qui suivit, Balkis dormit paisiblement, malgré ses yeux qui la brûlaient après avoir tant pleuré. Le lendemain, elle accepta de manger un peu. Elle même fut surprise par cet étrange retournement de situation. Elle ne savait plus ce qu'elle voulait. Après tout, était-ce digne d'elle de s'abandonner ainsi au désespoir, alors qu'elle n'était pas si seule et que l'avenir était plein de surprises ?
La fleur était renouvelée chaque matin. La jeune esclave
s'enhardissait même à l'occasion à lui sourire, lorsqu'elle daignait porter son
regard sur elle, les yeux mi-clos. Lorsqu'on vit qu'elle se nourrissait à
nouveau, le gruau de paysan fut remplacé par un peu de bouillon à base de
viande, et de pain azyme. De temps en temps, elle percevait les sons de la
ville, non loin, et l'écho de chants mélodieux venant de l'étage.
Elle vivait désormais paisiblement, essayant de ne pas
songer à l'avenir, s'alimentant sans rechigner. Jour après jour, elle reprenait
du poil de la bête, la chair réapparaissant sur les os et redonnant à ce corps
ses douces rondeurs et son galbe parfait, elle rendait parfois son sourire à la
jeune esclave. Elle restait cependant totalement obsédée par la lucarne et
par la vie que celle-ci filtrait. Elle ne se sentait cependant pas revivre,
elle survivait et elle supportait de moins en moins l'espace clos. Lorsqu'elle
fut à peu près rétablie, elle commença à marcher, tournant en rond dans sa
cellule pendant des heures telle un fauve en cage. Parfois elle s'en voulait de
ne pas être morte et sanglotait dans un coin de la pièce. Parfois elle hurlait
le nom de sa soeur, et l'écoutait se perdre dans le néant des sous-sols.
On fit traverser à nouveau à Balkis les couloirs humides de
l'Oasis, jusqu'à cette pièce honnie qui l'avait vue hurler de tout son être. Un
esclave, qu'elle ne connaissait pas, l'invita à y pénétrer, sans brutalité. Là
se trouvait le Poulpe, assis sur son tabouret, contemplant d'un œil distrait
les anneaux de fer fixés dans le mur.
Elle resta silencieuse, le fixant d'un air
impassible. Elle était fraiche, elle était belle. La souffrance l'avait à peine
marquée, malgré tout ce qu'elle avait enduré. Sa chevelure avait légèrement
poussé et caressait ses rondes épaules nues en de sombres boucles irrégulières
qui lui donnaient un air plus sauvage que jamais. Elle ne souriait pas, elle
conservait une parfaite immobilité, les bras croisés sur sa poitrine, comme
pour se protéger un peu.
Le Poulpe se leva, décochant à peine un regard à la
somptueuse beauté de la captive. Il la contourna, sans se presser, puis passa
le seuil de la porte. Au moment de passer celui-ci, il se contenta d'un
murmure.
"Tu es chez toi."
Puis il partit, laissant la porte ouverte, le bruit de ses sandales résonnant
dans le couloir. Ne restaient que Balkis, et l'esclave qu'elle ne connaissait
pas, celui-ci posté dans un coin, en retrait, dans une attitude de respect.
Elle ne dit rien, elle s'empara de la robe et
l'enfila. Puis elle posa un regard inquisiteur sur l'esclave, le détaillant.
Elle s'approcha de lui et lui demanda dans un souffle qui il était et pourquoi
il était là. Cela l'embêtait terriblement de ne pas savoir quand elle aurait
l'occasion de fuir, ou même mieux, de se venger. L'indétermination de son
avenir la dérangeait et elle espérait que celui-ci pourrait lui en apprendre un
peu plus.
L'esclave s'inclina devant elle, et se présenta sous le nom
d'Hedjou. Il lui apprit, d'une voix calme et paisible, qu'il était là pour
qu'elle puisse communiquer avec le Maître. Ayant observé Balkis enfiler la
robe, le regard inquiet de l'esclave se porta sur les anneaux de métal forgé,
toujours posés sur la table, près de l'endroit où avait été placée la robe.
Elle lui dit qu'elle n'avait pas l'attention de
communiquer avec lui puis elle se mit à l'ignorer avec superbe, comme elle
l'avait fait avec les anneaux. Elle ajusta délicatement la robe sur son corps,
lissant soigneusement le tissu au niveau de sa taille fine afin qu'elle soit
parfaitement marquée. Elle se mit à rêvasser doucement, le regard songeur,
probablement en train de s'imaginer déjà libre, courant dans le sable brûlant
du désert.
Hedjou, ainsi que la jeune esclave - elle se présenta sous
le nom d'Ortlanna - se présentaient toujours chaque matin et désormais chaque
soir, apportant une nourriture variée, de quoi faire une toilette convenable,
et changer le linge et les vêtements de Balkis. Les jours s'écoulaient à un
rythme immuable, les chants venant de l'extérieur résonnaient par les conduits
de chauffage - Hedjou avait prononcé le mot de "Chaufferie" - vers la
chambre au soupirail lumineux.
Elle vivait sans leur parler, en dehors de ce monde. Elle
attendait désormais. Elle prenait ce qu'on lui donnait, remerciant parfois d'un
sourire enchanteur. Elle conservait sa beauté et en prenait soin. Elle vivait
dans le futur. L'ennui lui laissait tout le temps de songer à celui-ci et
incitait les hyperboles. Parfois, elle chantait d'un ton suave des mélopées
oubliées et dont l'agréable ton remontait les couloirs de l'Oasis, sa voix
résonnant avec délice contre les murs épais.
Un matin, les sons enchanteurs des chants venant de l'étage
se turent, laissant la place à des cris de foule joyeuse. Rapidement cependant,
ces cris furent couverts par le hurlement de terreur d'une voix de femme, avant
que la foule ne manifeste son enthousiasme à nouveau par des acclamations et
des prières. Khémi la Pure, Khémi la Vertueuse, et Khémi la Sanglante...
C'était une autre image de cet extérieur brillant, une autre vision de ce qui
se passait dehors.
Balkis haissait toujours Khémi, et les bruits qu'elle
entendait ne lui donnaient qu'une envie : rejoindre le silence presque parfait
du désert. La nuit, lorsque la ville redevenait silencieuse, elle croyait
entendre le murmure du vent, bruissement délicat de sable, parfois violent, le
clapotis apaisant de l'eau si précieuse. Elle méprisait ce qu'elle entendait
dehors et qui était si loin de ce à quoi elle aspirait. C'était une enfant du
désert, une bête sauvage : cet amas de gens au-dessus d'elle l'effrayait, ces
bruits trop forts et qui perdaient toute valeur l'écœuraient.
Peu à peu les Hedjou et Ortlanna, les deux esclaves qui
l'assistaient, se faisaient plus diserts, et elle finit par se faire une idée
plus précise de la façon dont fonctionnait l'Oasis. La Chaufferie, dont de
temps en temps elle entendait les échos - pleurs, gémissements, hurlements de
filles torturées -, et les Bains, dont elle percevait les chants et les
effluves parfumées et humides. Ortlanna, la plus jeune, semblait craintive,
mais tentait de rassurer celle qu'elle ne cessait d'admirer, dès qu'elle
détournait le regard. "J'aurais aimé être aussi belle que toi,
maîtresse", lui dit-elle, ce titre tombant de ses lèvres comme un lapsus.
Deux mondes si différents et si proches... Deux enfers pour
elle. Les chants qu'elle entendait n'étaient à ses yeux qu'un peu de poudre pour
masquer toute l'horreur du système dans lequel elle était prise. Le temps
s'écoulait inlassablement, les jours passaient, et rien ne changeait. Cette
routine terrible qui allait la transformer en animal domestique... Comment la
rompre ? Comment ne pas tomber dans cet inévitable piège ? En être consciente
suffisait-il ? Elle osait l'espérer. "J'aurais aimé être aussi belle que
toi, maîtresse", lui dit un jour sa jeune compagne. Balkis se mit à rire
doucement, et, embrassant la demoiselle sur le front avec une affection tout à
fait surprenante, elle lui répondit : "La beauté n'est qu'une lourde
chaîne de plus, et appelle-moi Balkis, c'est le seul titre qui me
convient."
Elle était captive, et néanmoins maîtresse. Plus rien n'était fait pour l'humilier, à part la réclusion dans ces cachots humides, à peine adoucie par le petit confort que lui prodiguaient les deux esclaves. Le tumulte de la ville, passées les festivités du début de l'été, s'était radouci lui aussi, ne laissant plus filtrer que les bruits habituels de l'activité du port. Des voix qui s'élevaient on percevait souvent le mot d'esclave, et les camelots postés à quelques dizaines de pieds du soupirail vantaient les mérites de divers produits importés du désert ou des pays lointains.
(Illustration de Luis Royo)