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Litanie des filles du Néant.
16 juillet 2008

Balkis - La dernière heure

Balkis
La dernière heure (Hors-chroniques)

kpdesert

(Texte en gris : Thanys)

Difficile de savoir quand commençait le jour et quand débutait la nuit. Le cachot semblait hors du temps, et même peut-être de l'espace, tant il aurait pu se trouver n'importe où. Seuls les couverts en acier stygien, posés sur la petite table et qui servaient à la restauration du Crabe, indiquaient qu'on se trouvait en Stygie. Le Crabe, d'ailleurs, n'avait pas perdu l'appétit, et mangeait de bon coeur, après chaque séance de torture où chaque membre, chaque articulation était sollicitée pour alimenter le chant strident de la douleur et de l'effroi qui résonnait dans tout le sous-sol.

Ombre opaque et gloutonne, contrastant vivement avec la chaude lumière auquel elle était habituée, et qu'elle considérait comme sienne. N'était-elle plus elle-même que l'une des infinies parcelles de cette masse de ténèbres ? Plus aucune nourriture n'avait franchit le seuil de ses lèvres, et les tortures s'étaient enchaînées en un abominable chapelet, se succédant sans fin. Affaiblie, Balkis l'était, sans aucun doute possible. Elle était plus pale que jamais, et, toujours enchaînée, elle semblait être l'une de ces fées diaphanes qui se volatilisent en un soupir. Sa voix était cassée et les hurlements s'affaiblissaient. Une sinistre mélancolie l'avait envahie, elle ne songeait plus qu'à sa propre mort, devenue pour elle un but, une fatale obsession.

Les jours s'étaient succédés, prolongeant l'agonie. Puis, un matin, l'esclave était revenue, suivie du Poulpe, portant sa bassine d'eau en terre cuite et ses linges apaisants. Sans mot dire, et réprimant ses larmes de peur, elle avait fait à nouveau sa toilette, sans hâte, comme une alliée d'infortune tentant de prolonger ce petit moment de paix. Puis le Poulpe, qui s'était assis, avait donné un ordre incroyable : il fallait qu'on détache Balkis, et qu'on la conduise à ses "appartements".

Encore une fois, elle s'était laissée faire, l'eau froide même ne semblait plus pouvoir la tirer de la léthargie dans laquelle son état d'affaiblissement l'avait plongée, elle avait le regard perdu dans le vide, ses lèvres étaient légèrement entrouvertes, comme pour capturer un peu d'air, comme si elle peinait à respirer. Elle n'entendit probablement pas l'ordre du monstre. Elle avait aussi considérablement maigri, elle semblait plus fragile, les membres plus minces et les muscles moins marqués, mais cette sveltesse nouvelle ne nuisait nullement à sa beauté, la portant à un paroxysme douloureux qui avait une dimension tout à fait sublime.

On détacha Balkis, et l'esclave, avec mille précautions, l'emporta dans un couloir, puis dans un autre cachot. Celui-ci était plus étroit, mais propre, et doté d'un bas-flanc et d'une couverture de toile brune. Il n'y avait pas d'ouverture, et pas de torches. Balkis fut jetée dans ce que le Poulpe avait appelé avec une ironie exempte d'imagination "ses appartements". Son nouvel univers.

Balkis se lova dans un coin, un triste sourire naissant sur ses lèvres. Elle frissonnait un peu, car la faim la tenaillait et qu'elle était nue et si faible. Ses poignets et ses chevilles la faisaient atrocement souffrir, mais elle éprouvait, pour la première fois depuis sa capture, un effrayant sentiment de paix. "Cet endroit sera mon tombeau, c'est certain...", murmura-t-elle, appuyant son corps contre le mur froid. Puis, poussant un dernier soupir, elle ferma les yeux, espérant que la mort ne tarderait pas à venir à sa rencontre.

La porte s'ouvrir à nouveau, laissant entrer un serviteur bedonnant, vêtu à la mode stygienne d'un pagne élaboré aux motifs géométriques. Il déposa son plateau, garni d'une frustre nourriture, près de la porte, à même le sol. Puis, il se retourna, saisit quelque-chose, et posa un pichet d'eau, ainsi qu'une bassine vide, visiblement destinée aux ablutions de la captive. Fermant la porte sans un mot, il replongea le cachot dans le noir.

Elle entrouvrit les yeux, puis s'empara du pichet d'eau, en but un peu, puis versa le reste dans la bassine. Elle rinça son visage à l'eau fraiche, trouvant cette sensation agréable, puis le reste de son corps, insistant sur les plaies les sales et qui la faisaient le plus souffrir. Cependant, s'en tenant à son désir de mourir, de façon digne et noble, elle ne toucha pas au plateau de nourriture, qu'elle repoussa dans le coin opposé du cachot et dont elle ne se soucia plus.

Tous les matins, l'esclave bedonnant revenait, retirant sans un mot la nourriture refusée, et la remplaçant par une autre. Rien de bien ragoûtant, mais rien d'infâme à première vue, du moins si l'on connaissait l'ordinaire d'un fermier des berges du Styx. L'eau était changée, les linges remplacés, et tout ce qui devait l'être était emporté. Un matin, un pot d'onguent fut déposé, odoriférant et huileux, à côté de la bassine de toilette.

De jour en jour, Balkis maigrissait, ses joues commençaient à se creuser, et sa beauté commençait à en pâtir. Elle se lavait chaque jour et buvait un peu. Elle ne tenta jamais d'adresser un mot à l'esclave, elle ne le regardait pas. D'elle exhalait une profonde tristesse à la laquelle son affaiblissement croissant rajoutait une dimension physique. Elle dormait souvent, tourmentée, hurlant parfois dans le silence. Elle refusa d'utiliser le pot d'onguent, le plaçant à côté de la nourriture et se contentant de la fraîcheur de l'eau. Un jour, elle ne fut plus capable de marcher jusqu'au pichet d'eau. Elle cessa alors de boire et de se laver. Ce jour là, probablement fut-elle heureuse, car elle sentait son jour venir.

La jeune esclave revint, pour baigner Balkis, et apaiser son corps des souffrances que son affaiblissement provoquait, malgré l'effort de son organisme pour cicatriser. Des effluves de savon, et de parfum, montaient à ses narines, malgré ses sens atrophiés. Puis on la transporta, dans une autre pièce, avec d'infinies précautions, afin de l'allonger sur un pauvre lit de bois sombre, grossièrement menuisé, mais doté d'un matelas. Un soupirail, situé au centre du mur et dans sa partie haute, donnait un peu d'air et de lumière.

Elle se laissa faire, disant à la jeune esclave que celle-ci faisait la toilette d'une morte, d'un ton macabre, comme pour se repaitre de l'effroi que cela provoquait chez celle-ci. Au moins, elle ne mourrai pas sale... Et pas à terre... Elle passa les heures suivantes à contempler la lumière en souriant impassiblement, les mains croisées sur sa poitrine, respirant avec difficulté, faisant fi de la faim qui la tenaillait, de ce corps qui ne voulait pas mourir et qui la tirait inlassablement vers cette vie dont elle ne voulait pas. Elle dormait peu, obsédée par la lumière, que ce soit celle du soleil ou de sa pale consoeur, elle y voyait peut-être une once d'espoir.

La jeune esclave sortait de la chambre en pleurant, sans retenir ses larmes devant une telle beauté en train de faner, elle qui n'avait jamais eu droit pourtant aux attentions dont bénéficiait cette "nouvelle". L'esclave bedonnant, lui-même, semblait troublé, et était-ce un ordre ou une initiative de sa part, rajoutait un petit quelque-chose à l'ordinaire de la mourante, espérant sans doute que celle-ci se laisserait persuader de se nourrir.

Elle ne s'en souciait guère, déterminée comme jamais. L'agonie la faisait parler, et elle commença à délirer, s'adressant à sa sœur comme si elle lui faisait face, de sa voix faible et pourtant mélodieuse. Le monde autour d'elle semblait s'être volatilisé, et il n'y avait plus que cette minuscule lucarne qui lui apparaissait comme l'attirant reflet de sa propre mort. Elle cauchemardait constamment lorsqu'elle dormait, et se réveillait en sueur. Chaque fois qu'elle s'endormait, elle espérait que ce serait la dernière fois, et chaque réveil était pour elle une infinie déception.

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