Fragments de l'assembleuse de nuées 1
Fragments de l'assembleuse de nuées
Vaine littérature épistolaire
La famille !... Impossible de vivre avec, et impossible de naître sans.
(Allan Gurganus)
Elle
repoussa d'une main lasse le matériel scientifique éparpillé sur la
table sale, s'emparant au passage d'un stylo noir usé, quasiment vide.
Elle contempla longuement la feuille de papier recyclé, jaunâtre, d'une
qualité médiocre, mais ô combien précieuse à ses yeux. Après avoir
amplement rongé le plastique transparent qui finissait le bic, elle se
mit enfin à écrire, laissant son esprit divaguer en de précieuses
arabesques, des lettres élégantes, à l'ancienne.
"Grand frère,
J'espère
que tu me pardonneras ces mots, le jour où tu les liras. A tes yeux,
j'ai disparu depuis plusieurs mois maintenant. Tu dois m'imaginer
kidnappée, enlevée, prisonnière. Peut-être crois-tu que j'ai fais une
fugue, après notre dernière dispute, et culpabilises-tu en te disant
que c'est de ta faute, que tu aurais du être plus délicat avec moi. En
réalité, c'est un mélange de tout cela, une conjoncture incroyable de
la fatalité, qui fit que je ne pouvais plus revenir.
Nous avons
toujours été très liés l'un à l'autre, malgré les différences
flagrantes qui nous définissaient, à la fois de caractère et d'idéaux.
Toi, tu es celui qui a réussi, le fils glorieux qui a gravit les
échelons sociaux par son talent et sa détermination. Moi, je suis cette
marginale qui vit bercée d'utopies que nos parents dédaignaient, qui se
bat pour des chimères, qui vit dans cette singulière forme de décadence
qu'est la rêverie. Cette jeune journaliste engagée qui jouit
outrageusement de la liberté d'expression pour renverser des dogmes
déjà établis et pour donner des leçons au passé, en dépit de son peu
d'expérience. Cette fille simplement belle qui use de ses atouts de
manière indigne. Au fond, tu étais le rêve de nos parents et moi j'en
étais devenue le cauchemar. C'est aussi pourquoi, il fallait que je
disparaisse. C'était inévitable, inexorable, cela s'imposait à moi
comme un devoir. De plus, mon activité de journaliste engagée et
indépendante était compromise par ton immoral désir de protéger ta
société maudite. Enfin, tu n'auras plus à avoir honte de ton
indisciplinée de sœur, au fond, ma disparition est peut-être, aussi -tu
ne l'avoueras jamais- un soulagement pour toi.
Comment en suis-je
arrivée là ? Il me faut tout de même te le conter. Ce soir là, nous
étions entrés en conflit, au sujet d'un article que j'avais écrit et
qui critiquait ouvertement les procédés employés par la Crystal. Cela
avait été plutôt violent, comme toujours lorsque nous nous querellons.
J'étais partie, furieuse, restant campée sur mes positions. Mon
énervement jeta un voile sombre sur ma capacité à discerner les choses,
et tandis que je descendais me noyer dans les tréfonds de la ville d'en
bas, je ne perçus pas que j'étais suivie. Ce n'est que lorsque que
j'atteignis une ruelle à peu près déserte qu'ils se montrèrent. Puis ce
fut le trou noir, le vide, le néant total. Je me réveillai dans un
singulier laboratoire improvisé, sans la moindre sensation de douleur
et la vérité s'exprima : on avait essayé de m'assassiner, mais on avait
échoué. Je ne sais pas si on en avait après moi à cause de mes
positions extrémistes ou parce que j'étais ta sœur, et probablement ne
le saurais-je jamais. Après cette prise de conscience, je fis la
connaissance de mon sauveur, cet étrange scientifique, ce chercheur
déviant qui a travaillé pour la Xenon et qui a l'esprit tout encombré
d'idées de vengeance.
Pourquoi ne suis-je pas rentrée après cela ?
La réponse est aisée et je suis sure que tu la connais déjà. Cette
disparition m'offrait l'occasion d'enquêter en paix depuis les
bas-quartiers. Je me suis décidée à publier mes articles sous un
nouveau pseudonyme. Clelio -car c'est ainsi qu'il se nomme- me proposa
de rester auprès de lui. Probablement a-t-il été touché par ma
personne, peut-être aussi se sentait-il seul. Quoi qu'il en soit une
nouvelle vie s'offrait à moi, et je ne comptais pas laisser passer
cette fabuleuse opportunité."
Réalisant que le stylo
s'affaiblissait, l'encre devenant très pale, certaines lettres se
dessinant avec difficulté, les courbes s'avérant incomplètes -leur
marque restait gravée dans le papier- elle décida d'abréger.
"Si
tu lis cette missive, c'est qu'on l'a retrouvée sur mon corps et
probablement que la vie l'a quitté -à moins qu'on ne m'aie volé cette
lettre pour une raison que j'ignore-
Sache, que, malgré tout ce qui a put nous opposer, je t'aime sincèrement, Zekk.
Sinkha."
Elle
envoya valser le stylo désormais définitivement inutilisable, dans un
coin de la pièce encombrée. Puis elle plia la feuille noircie avec
soin, en deux, puis en quatre, puis en huit. Et enfin, elle glissa
celle-ci dans la poche du petit short noir qui épousait à merveille les
deux dunes de ses reins. Elle se leva, poussant un léger soupir, puis
sortit de la pièce, pensive.
(Illustration : Ryu's form site)