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Litanie des filles du Néant.
26 octobre 2008

Fragments de l'assembleuse de nuées 1

Fragments de l'assembleuse de nuées
Vaine littérature épistolaire


La famille !... Impossible de vivre avec, et impossible de naître sans.
(Allan Gurganus)



Elle repoussa d'une main lasse le matériel scientifique éparpillé sur la table sale, s'emparant au passage d'un stylo noir usé, quasiment vide. Elle contempla longuement la feuille de papier recyclé, jaunâtre, d'une qualité médiocre, mais ô combien précieuse à ses yeux. Après avoir amplement rongé le plastique transparent qui finissait le bic, elle se mit enfin à écrire, laissant son esprit divaguer en de précieuses arabesques, des lettres élégantes, à l'ancienne.

"Grand frère,

J'espère que tu me pardonneras ces mots, le jour où tu les liras. A tes yeux, j'ai disparu depuis plusieurs mois maintenant. Tu dois m'imaginer kidnappée, enlevée, prisonnière. Peut-être crois-tu que j'ai fais une fugue, après notre dernière dispute, et culpabilises-tu en te disant que c'est de ta faute, que tu aurais du être plus délicat avec moi. En réalité, c'est un mélange de tout cela, une conjoncture incroyable de la fatalité, qui fit que je ne pouvais plus revenir.
Nous avons toujours été très liés l'un à l'autre, malgré les différences flagrantes qui nous définissaient, à la fois de caractère et d'idéaux. Toi, tu es celui qui a réussi, le fils glorieux qui a gravit les échelons sociaux par son talent et sa détermination. Moi, je suis cette marginale qui vit bercée d'utopies que nos parents dédaignaient, qui se bat pour des chimères, qui vit dans cette singulière forme de décadence qu'est la rêverie. Cette jeune journaliste engagée qui jouit outrageusement de la liberté d'expression pour renverser des dogmes déjà établis et pour donner des leçons au passé, en dépit de son peu d'expérience. Cette fille simplement belle qui use de ses atouts de manière indigne. Au fond, tu étais le rêve de nos parents et moi j'en étais devenue le cauchemar. C'est aussi pourquoi, il fallait que je disparaisse. C'était inévitable, inexorable, cela s'imposait à moi comme un devoir. De plus, mon activité de journaliste engagée et indépendante était compromise par ton immoral désir de protéger ta société maudite. Enfin, tu n'auras plus à avoir honte de ton indisciplinée de sœur, au fond, ma disparition est peut-être, aussi -tu ne l'avoueras jamais- un soulagement pour toi.
Comment en suis-je arrivée là ? Il me faut tout de même te le conter. Ce soir là, nous étions entrés en conflit, au sujet d'un article que j'avais écrit et qui critiquait ouvertement les procédés employés par la Crystal. Cela avait été plutôt violent, comme toujours lorsque nous nous querellons. J'étais partie, furieuse, restant campée sur mes positions. Mon énervement jeta un voile sombre sur ma capacité à discerner les choses, et tandis que je descendais me noyer dans les tréfonds de la ville d'en bas, je ne perçus pas que j'étais suivie. Ce n'est que lorsque que j'atteignis une ruelle à peu près déserte qu'ils se montrèrent. Puis ce fut le trou noir, le vide, le néant total. Je me réveillai dans un singulier laboratoire improvisé, sans la moindre sensation de douleur et la vérité s'exprima : on avait essayé de m'assassiner, mais on avait échoué. Je ne sais pas si on en avait après moi à cause de mes positions extrémistes ou parce que j'étais ta sœur, et probablement ne le saurais-je jamais. Après cette prise de conscience, je fis la connaissance de mon sauveur, cet étrange scientifique, ce chercheur déviant qui a travaillé pour la Xenon et qui a l'esprit tout encombré d'idées de vengeance.
Pourquoi ne suis-je pas rentrée après cela ? La réponse est aisée et je suis sure que tu la connais déjà. Cette disparition m'offrait l'occasion d'enquêter en paix depuis les bas-quartiers. Je me suis décidée à publier mes articles sous un nouveau pseudonyme. Clelio -car c'est ainsi qu'il se nomme- me proposa de rester auprès de lui. Probablement a-t-il été touché par ma personne, peut-être aussi se sentait-il seul. Quoi qu'il en soit une nouvelle vie s'offrait à moi, et je ne comptais pas laisser passer cette fabuleuse opportunité."

Réalisant que le stylo s'affaiblissait, l'encre devenant très pale, certaines lettres se dessinant avec difficulté, les courbes s'avérant incomplètes -leur marque restait gravée dans le papier- elle décida d'abréger.

"Si tu lis cette missive, c'est qu'on l'a retrouvée sur mon corps et probablement que la vie l'a quitté -à moins qu'on ne m'aie volé cette lettre pour une raison que j'ignore-
Sache, que, malgré tout ce qui a put nous opposer, je t'aime sincèrement, Zekk.

Sinkha."

Elle envoya valser le stylo désormais définitivement inutilisable, dans un coin de la pièce encombrée. Puis elle plia la feuille noircie avec soin, en deux, puis en quatre, puis en huit. Et enfin, elle glissa celle-ci dans la poche du petit short noir qui épousait à merveille les deux dunes de ses reins. Elle se leva, poussant un léger soupir, puis sortit de la pièce, pensive.

(Illustration : Ryu's form site)

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